Oum Achraf entre mythe, rêve et réalité[1]
Par Evelyne Accad
Banlieues du Caire
Le 5 décembre 1992, je vais avec Negwa, dans le quartier populaire de Bashtil. Les taxis refusent de nous prendre. Finalement, l’un d’eux accepte. Je pensais que c’était très loin. En fait, ce n’était pas à plus de dix minutes d’où nous habitions, l’un des centres du Caire. Mais comme les routes de Bashtil ne sont pas asphaltées, sont défoncées, pleines de bosses, coupées de passages infranchissables, les voitures l’évitent. Pour arriver à Bashtil, nous suivons une branche du Nile, des kilomètres de saleté, de papiers sales, de poubelles, de vêtements lavés dans le canal que les femmes utilisent comme lavoir et de linges accrochés tout au long du canal. On nous dit qu’au Caire, comme dans toutes les grandes villes du Tiers monde, les problèmes d’eau sont énormes.
Le taxi nous laisse à l’entrée du quartier. Negwa me prend la main comme pour me donner du courage, mais aussi parce que nous passons par des endroits difficilement praticables: routes couvertes de boue, égouts à ciel ouvert, maisons de terre dans lesquelles on aperçoit des chèvres, des ânes, des poules, même quelques vaches, tous animaux mélangés aux habitants dans une odeur fétide d’égout. Au centre, entre deux rangées de maison de terre, un grand espace coupé par de nombreux égouts, planté d’énormes choux comme je n’en ai jamais vus de ma vie. Paysage apocalyptique. Impression de fin du monde, d’un mal irréparable envahissant l’espace, de pauvres gens sont acculés à la misère, à la maladie qui ronge lentement la nature et la beauté de la vie.
Nous bifurquons en direction d’un bâtiment, escaladons des collines d’ordures et de boue pour atteindre l’entrée. Une femme, d’une trentaine d’années, est assise sur les escaliers, vêtue d’une robe paysanne, colorée, un fichu noir sur la tête. Elle nous fait entrer dans une première pièce où sont assis ses enfants avec une autre femme, en face d’une télévision en noir et blanc. Puis nous pénétrons dans la pièce adjacente: deux lits cote-à-cote, coussins et couvertures gris et tâchés, armoires ouvertes où tout est entassé pèle mêle, odeur fétide difficilement supportables, mouches partout. Latifa nous fait asseoir sur l’un des lits, apporte une chaise sur laquelle elle s’assoit, et deux petites bouteilles de Coca-Cola. Elle a l’air mal-à-l’aise. Negwa la rassure de sa douce petite voix. La femme commence à nous raconter sa vie, la mort de son mari trois ans plus tôt, ses cinq enfants, leur école, leurs maladies, elle ne voit jamais le médecin même pas pour ses accouchements. Je lui demande si elle aimerait se remarier. Elle pleure, et nous pleurons toutes ensemble. J’aimerais aller plus loin, trouver le nœud de cette douleur que je sens si vive dans cette femme, mais Negwa continue à poser des questions sur sa vie, ses enfants, la rassurant, la bénissant au nom de Dieu chaque fois qu’elle évoque ses malheurs.
Le 6 décembre 1992, avec Negwa je vais dans un autre quartier populaire du Caire: Al Ard Al Gam’a. Le mari de Soumaya que nous devons interviewer, nous accompagne pour nous montrer le chemin. Le quartier est un peu moins sordide que Bashtil, mais tout de même terriblement déprimant. Je me dis: « Le Caire, ville poubelle. » Aspect, de pauvreté et de misère qu’habituellement on ignore dans cette ville fascinante, mais qui se trouve là, à deux pas des quartiers centraux du Caire. Comme dans beaucoup d’autres villes du Tiers monde, océans de misère et îlots d’opulence. Poubelles partout, montagnes et montagnes de poubelles. Ici aussi, les routes ne sont pas asphaltées. D’abord relativement larges, poussiéreuses, sablonneuses ou boueuses, elles se rétrécissent ensuite progressivement, deviennent de plus en plus étroites. Pas une voiture, ou presque, ne s’aventure dans ces montagnes de poubelles où des corps putréfiés de chats, de rats et d’autres animaux se décomposent, où des nappes de mouches sont soulevées à chaque pas, où une odeur de mort, fétide envahit l’espace. Collines de poubelles jamais ramassées, parfois brûlées et recouvertes de sable par les habitants lassés, nous dit-on, d’attendre la bonne volonté d’un Etat qui les a abandonnés. Quelques fois nous devons escalader l’une de ces collines pour traverser la rue. J’ai peur de glisser sur des pelures d’oranges, de bananes, je fais tout pour éviter l’odeur fétide, les mouches, les chats maltraités, les chèvres et les moutons qui sont conduits là pour brouter les restes de nourriture en décomposition. Je prends la main de Negwa. Suivant les recommandations de Negwa, j’ai mis un fichu sur la tête pour ne pas me faire remarquer comme à Bashtil. Lorsque nous entrons dans le bâtiment, une femme nettoie les escaliers, tout est propre. L’appartement où notre guide nous a conduit et nous fait pénétrer, est bien arrangé et propre. Il nous le fait visiter. C’est un logement assez spacieux avec un salon, une salle à manger, une cuisine, une salle de bains, deux chambres à coucher. Il est relativement bien meublé. Dans l’une des chambres à coucher, deux affiches typiques de ce goût populaire que j’ai déjà remarqué au Liban et dans d’autres pays du Moyen Orient: Des enfants européens joufflus, avec des têtes disproportionnées, quelques fois des larmes dans les yeux. Qu’est-ce que cela peut signifier? Pourquoi aime-t-on de pareilles affiches, qui me paraissent si laides? Que peuvent-elles bien représenter dans l’imaginaire égyptien ou libanais? Qu’évoquent ces images? Pourquoi des bébés joufflus qui n’ont rien à voir avec la société arabe? Dans cet univers dantesque, les habitants rêvent-ils d’un paradis d’anges blonds? Mais alors, pourquoi des larmes si souvent aux yeux de ces enfants? Les habitants ont-ils besoin d’être consolés face à leur misère quotidienne, de pouvoir se dire que la misère existe aussi dans les sociétés d’opulence?
La femme que nous devions voir n’est pas là. Nous allons chez ses parents où se célèbre un mawlad (naissance); c’est le septième jour après l’accouchement de l’épouse du frère. Toutes sortes de rituels sont pratiquées à cette occasion. L’un d’eux est le fameux moughli (sorte de pudding de riz, parfumé à la fleur d’orangers, décoré de noix, d’amandes, de pignons, etc.) qu’on rencontre aussi au Liban; ici il s’appelle autrement. L’appartement est empli d’enfants, de photos de mariage, de photos d’enfants. Nous parlons avec la famille, on nous sert du moughli, puis on nous fait entrer dans la chambre à coucher où se trouvent exclusivement des femmes; elles poussent des you you. La femme qui vient d’accoucher porte une robe de chambre. Elle est très pâle. Les autres femmes ont posé l’enfant sur le sol. L’une d’entre elles a apporté une cloche lourde et épaisse, on la fait tinter aux oreilles de l’enfant. Une autre femme a apporté un gros couteau de cuisine emballé dans une serviette, on le pose près de l’enfant. La mère doit passer sept fois au-dessus du corps de son enfant en disant: « Que tu sois fort et obéisse à ton père! » tandis que l’assemblée chante et pousse des you you. Mais l’une des femmes crie: « Que tu obéisses à ta mère! »
Nous retournons ensuite à la maison de Soumaya qui semble pressée de nous parler. Elle a beaucoup de ressentiment contre son mari et veut se plaindre auprès de nous de sa conduite. L’homme doit se rendre compte de ses intentions; il ne veut pas nous laisser seules et insiste pour être présent durant l’interview. Il s’est assis à côté de nous. Negwa le prie de partir. Il quitte la pièce en laissant la porte entrouverte, et s’assoit juste de l’autre côté. Negwa lui demande de ne pas nous espionner, la toujassousna, et ferme la porte. Quelques minutes à peine plus tard, il ouvre à nouveau la porte pour nous apporter du Nescafé, puis un jus d’orange qui est beaucoup trop sucré. Il devait s’occuper de l’enfant pour que nous ayons la paix durant l’interview, mais il est trop heureux de voir l’enfant venir constamment nous interrompre pour une raison ou une autre. Il ne voulait vraiment pas que sa femme nous parle et cet entretien nous a demandé beaucoup de peine.
Le 12 décembre 1992, je vais avec Negwa dans le quartier populaire de Bahteen, beaucoup plus loin que les quartiers visités auparavant. Il ressemble à Bashtil avec ses égouts à ciel ouvert, ses rues très étroites. Oum Hanane, la femme qui nous reçoit, a 39-40 ans. La petite pièce qu’elle habite avec ses trois filles et son mari, est à peine plus large qu’un minuscule studio, et lui sert à tout. Elle nous fait asseoir sur l’un des deux lits qui occupent pratiquement toute la pièce. Entre les deux lits, une cuisinière composée de deux réchauds à gaz, pas de frigo; une étagère, placée au-dessus du lit où nous sommes, porte une télévision qui passe un film américain. Oum Hanane ne sait ni lire ni écrire. Elle cuisine lorsque nous arrivons. Elle insiste pour que nous mangions, bien qu’il ne soit que cinq heures de l’après-midi; nous avons déjà mangé, et n’avons vraiment pas faim. Elle insiste, se fâche lorsque nous refusons. La chambre est tapissée de différents papiers verts, superposés. Oum Hanane est chaleureuse, elle nous embrasse. Elle place devant nous toutes sortes de plats–gros macaronis cuits dans une sauce tomate, grosses fèves cuites dans une sauce tomate, fèves d’une autre sorte baignant dans une sauce grasse, viande, poulet qu’elle est en-train de cuisiner dans de la graisse. Elle nous force à manger. Tout est propre, nous dit-elle, et elle nous montre ses ustensiles d’un étain brillant comme l’argent; signe de propreté me dit Negwa. Je n’ai vraiment pas faim, non seulement parce que nous venons de manger, mais aussi parce que l’odeur nauséabonde d’égout et de poubelle, la saleté du quartier que nous venions de traverser, m’ont complètement coupé l’appétit. Je me force à avaler quelques bouchées pour ne pas vexer cette femme qui probablement a dépensé son budget d’une semaine pour nous recevoir. Elle nous apporte de l’eau dans un récipient qui brille comme tous ses ustensiles. Tout le monde boit dans ce bol en étain, mais elle nous donne des verres.
Hanane, l’aînée de ses filles, arrive de l’école. Il doit être six heures du soir. On nous explique qu’en raison du manque de classes, l’école reçoit à tour de rôle les différentes catégories d’âge des enfants. Les plus jeunes y vont le matin. Hanane ne veut pas manger non plus. Elle est belle Hanane avec sa longue tresse qui atteint presque la taille, et son uniforme bleu marine. Elle s’assoit sur l’autre lit pour faire ses devoirs. La seconde fille la rejoint sur le lit pour faire aussi ses devoirs. La dernière est la petite gâtée de la famille.
Oum Hanane s’assoit avec nous sur le lit pour répondre à nos questions. La petite dernière pleurniche pour attirer notre attention. Sa mère la frappe, elle crie plus fort réclame son père. Oum Hanane nous raconte sa vie, son premier mariage, son divorce pour épouser ce deuxième homme qu’elle semble aimer. Elle prend la pilule parce qu’elle ne veut pas d’autres enfants; pourtant elle n’a que trois filles de son second mariage et, dans cette société, les garçons sont importants, mais elle a un fils du premier mariage et ça suffit. La pilule lui donne des maux de tête. Tandis qu’elle parle, elle désigne une moitié de sa tête. Elle sait qu’après 35 ans, on ne doit pas prendre la pilule sans la supervision d’un médecin, mais, dit-elle, elle est trop paresseuse pour le faire. Elle tient ces informations de la télévision qui dit aux femmes ce qu’elles doivent faire. Je lui demande comment elle parvient à payer la pilule chaque mois. Elle ne coûte que cinq piastres par mois. Ses filles toussent. Je me demande si ça ne provient pas de la pollution (j’ai remarqué, tout près du quartier, une fumée noire qui s’échappe de la cheminée d’une usine qui produit des briques). Une bouteille de sirop pour la toux est posée sur l’étagère, Oum Hanane nous la montre en disant qu’elle n’aime pas prendre des médicaments. Elle montre aussi le petit sachet à pilules qui circule parmi les enfants.
Je l’interroge sur l’excision. Elle me dit que l’excision se pratique et qu’elle fera exciser ses filles. Pourquoi cela doit-il se faire? Réponse: c’est plus joli et plus propre. Je lui demande si ça ne fait pas mal. Elle ne répond pas et Negwa ne poursuit pas l’interrogation sur le sujet. On demande à Oum Hanane ce qu’elle souhaite pour ses filles. Elle veut que la première soit ingénieure, la deuxième médecin et la troisième hôtesse de l’air. Paul me fait plus tard remarquer que Oum Hanane recherche des ailes, un moyen pour s’envoler, de s’élever plus haut au travers de ses filles, la petite dernière en particulier. Je me demande comment ces filles parviendront à réaliser leurs propres rêves alors qu’elles vont subir une mutilation génitale avant même d’avoir pu connaître leur propre corps.
Oum Achraf
Extraits de l’entretien et commentaires
(1) – Mariage
Oum Achraf est mariée à 12 ans par sa famille; trois ans plus tard elle a un garçon. Un an après son mari meurt. Elle travaille.
Oum Achraf – La femme chez qui je laissais habituellement mon fils avait un frère. Il a commencé à me suivre partout. Partout. Problèmes. Batailles. Par exemple, si je prenais l’autobus, il était là. Ça me fatiguait beaucoup. Les gens du quartier alors lui ont demandé. « Qu’est-ce que tu lui veux? » Ce qui m’effrayait le plus, c’était le mariage, à cause de mon fils. Mais lui disait, « Elle sera ma femme! ». Je ne le connaissais pas. J’étais effrayée quand il disait, “Je lui ferai ceci ou cela au visage”[2]. J’étais effrayée. Alors les hommes du quartier se sont rassemblés et m’ont dit: « Marie toi. C’est mieux que de travailler.” J’ai accepté. J’ai dit: « Je ne laisserai à personne le soin d’élever mon fils. » Il a répondu: “Je prendrai son fils.” Je ne le connaissais pas. C’est comme ça que je me suis mariée. Une semaine à peine s’était passée que je l’ai trouvé tard dans la nuit qui buvait, prenait des drogues, assis comme s’il allait s’endormir. Alors je n’ai pas arrêté de le harceler. Mon problème avec lui c’était surtout que je voulais un homme qui subvienne à mes besoins. Ainsi, il y avait toujours des problèmes. “Bien, braves gens, vous m’avez mariée, maintenant divorcez-moi.” Les hommes du quartier ne le pouvaient pas. Et jusqu’à présent, je n’ai pas pu divorcer.
(2) – Désir d’amour
Oum Achraf – Depuis que ma mère est morte, je n’ai jamais pu trouver le repos. Je veux dire qu’une fois ma mère morte, je n’ai pas eu de repos. J’habitais d’abord chez ma belle mère [la deuxième femme de mon père]; en moins de trois ans, je me suis trouvée mariée. Aussitôt que j’ai été mariée … Je ne savais pas ce que c’était le mariage … J’ai quitté ma belle mère pour les parents de mon mari. Mon mari est mort. J’ai trouvé d’autres beaux-parents. Je ne peux trouver aucune tendresse, je ne connais personne pour vivre avec moi. Je voulais un homme pour me protéger. Un homme pour me prendre en charge.
L’interviewer – Ainsi, un homme ça n’a d’autre objet que de donner le bien-être. Si vous pouviez obtenir ce bien-être par le travail, un homme serait inutile?
Oum Achraf – Bien sûr, bien sûr! J’en aurais assez par moi-même. Aujourd’hui, j’ai un mari et je soufre.
L’interviewer – Et les sentiments, c’est quoi?
Oum Achraf – Ce n’est plus de mon âge les sentiments. Quand j’étais jeune, je n’avais déjà pas de sentiments, et je n’étais pas … Je ne sais pas ce que c’est que l’amour, ou bien …
L’interviewer – Mais vous avez été mariée. Avant que vous soyez mariée?
Oum Achraf – Ecoutez, jusqu’à présent, je n’ai pas ressenti l’amour ou ce genre de chose dont les gens parlent.
L’interviewer – Vous n’avez jamais aimé votre mari?
Oum Achraf – Non. Je vais vous dire. Ce n’est pas de l’amour. Je peux continuer notre vie en commun, je peux avoir de l’estime pour lui …
L’interviewer – Il y a une différence entre l’estime et l’amour?
Oum Achraf – Bien sur! L’estime c’est … Vous voulez dire que l’amour est plus fort? L’estime est plus forte que l’amour. On vous dit, « L’amour est un ouvrier miraculeux! » vous voyez. Moi, je pensais avec ma tête, pas avec mon cœur, …
L’interviewer – Et votre relation à votre mari, c’était laquelle de ces deux choses?
Oum Achraf – Le respect et l’estime.
L’interviewer – Ça veut dire que vous l’aimiez puisque l’estime est plus forte que l’amour.
Oum Achraf – Non, l’amour peut conduire à la destruction, à la perte. Non, non, non! Je n’ai pas ressenti d’amour de sa part, parce que la cruauté ne permet pas l’amour.
L’interviewer – Qu’est-ce que l’amour pour vous?
Oum Achraf – Vous voulez dire que l’amour est sacrifice? Bien! Je me suis beaucoup sacrifiée…
L’interviewer – Alors, vous l’aimiez?
Oum Achraf – Non.
L’interviewer – Alors pourquoi vous êtes-vous tant sacrifiée?
Oum Achraf – Je vais vous le dire. Je me suis sacrifiée parce que je voulais vivre.
L’interviewer – Vous avez sacrifié quoi?
Oum Achraf – Les drogues, la boisson. Je remplissais ma mission. Mon devoir. Oui, bien entendu. C’était ça mon affaire. Sa famille … vous voyez? Ainsi, je restais avec lui. Je lui rendais visite. Les commerçants ne font pas ça.
L’interviewer – Vous voulez dire que vous êtes restée avec lui quand il était en prison?
Oum Achraf – Oui, c’est ça.
L’interviewer – Et pourquoi vous êtes restée avec lui? Parce qu’il est votre mari?
Oum Achraf – Bien! Parce qu’il est mon mari. Mais il peut être cruel avec moi alors que je remplis mon devoir. Le devoir est loin de l’amour. Si je l’avais laissé tomber à ce moment, vous diriez que je suis une rien du tout.[3]
L’interviewer – Vous avez fait cela pour que les gens ne disent pas que vous êtes une rien du tout?
Oum Achraf – Non, pas pour que les gens ne disent pas cela. Je ne veux pas qu’on me regarde pour ce que je ne suis pas. Je remplis mon devoir. Je fais ce qu’intérieurement je sais qui satisfait Dieu avant de me satisfaire moi-même. Je reste avec lui, O Dieu, pour que la situation s’apaise. Mais il n’y a pas d’endroit ou je puisse demeurer, pas de repos, pas de mère pour me serrer contre elle.
Similitude du sort de Oum Achraf et de beaucoup de femmes du Caire. La plupart de celles interviewées se plaignent de la dureté de la vie, de leurs maris. Elle vivent dans une société anomique: les hommes plus que les femmes s’individualisent, perdent le sens de leur responsabilités nourricières, la pression du groupe sur les individus cherche encore à s’exercer et cependant est impuissante à imposer des normes.
Oum Achraf a été mariée deux fois, ni la première ni la seconde fois, elle n’a choisi son mari, la famille, l’homme qui la poursuit de ses assiduités et de ses menaces, les hommes de son quartier ont finalement choisi pour elle. Toutefois, elle ne manque pas d’avoir une perspective sur le mariage. Un mari a pour fonction essentielle ce qu’elle appelle d’un terme générique, la protection : assurer la subsistance, prendre des responsabilités, protéger dans les relations sociales, soit des rôles dits traditionnels.
Elle dit avec insistance qu’elle n’a jamais pensé à l’amour et ne l’a jamais connu, mais la dénégation même montre qu’elle regrette cet amour qu’elle n’a pas eu et qu’elle aurait souhaité avoir un destin individuel de femme. Son vécu est donc bien aussi celui d’une société anomique, située entre plusieurs normes.
(3) – Nombre d’enfants
L’interviewer – Vous avez un garçon et une fille, combien d’enfants auriez-vous voulu avoir?
Oum Achraf – Seulement un garçon et une fille. Pour que je puisse bien les élever. Ça me suffit de voir les manières de mon fils et sa politesse. Je n’en dis pas du bien parce qu’il est mon fils. Je me ferais du souci à son sujet même s’il rentrait tard le soir, ou s’il traînait ici et là avec tel ou tel garçon. Je devais avoir un œiI sur lui tout le temps, même s’il ne s’en rendait pas compte. Je ne lui permets pas de rester debout jusqu’à deux heures ou une heure du matin, et des choses comme ça.
Les hommes souvent se sont démis de leurs fonctions, et la communauté concrète (village ou quartier urbain) n’est plus là pour imposer aux jeunes des normes, pour socialiser dans le respect de règles établies.
Dans l’univers anomique où Oum Achraf est plongée, l’éducation des enfants repose principalement sur les femmes, même après l’âge de la puberté lorsque autrefois le garçon sortait du monde des femmes pour entrer dans celui des hommes. C’est dire que les conditions de la socialisation se sont profondément transformées.
La femme, la mère ne se contente en outre pas d’imposer ou de tenter d’imposer une règle morale. Ainsi, dans d’autres passages, on voit Oum Achraf très préoccupée de la réussite scolaire de ses enfants; elle ne s’en remet pas au destin, elle veut forcer le destin, et rêve pour son fils une réussite professionnelle que la structure économique et sociale rend pourtant très incertaine.
(4) – L’économie des pauvres
Oum Achraf – Les hommes du quartier parlaient souvent à mon mari. Ils lui disaient : « Aujourd’hui on est jeune, mais chacun vieillit.” Alors il est allé en Arabie Séoudite. Moins d’un mois après, il m’a écrit pour me dire, « J’ai mal à l’œil, et je ne peux pas t’envoyer d’argent. » Alors je lui ai dit de revenir. Il est revenu. Ma sœur m’a dit, « Il va jouer. Il va te faire souffrir à nouveau. » Je lui ai répondu, « L’assister lorsqu’il a mal aux yeux, est mieux que de le laisser bourlinguer. »
Il avait une inflammation. Et quelqu’un qui travaillait avec lui lui avait dit de mettre du citron. Mais le citron avait empiré le mal et causé un ulcère. Toujours est-il qu’il est revenu au bout d’un mois et nous n’avions pas d’argent. Alors j’ai commencé à vendre mes affaires. Parmi mes amies, bien entendu. Mes bracelets, etc.
Malgré tout, je restais auprès de lui. Et le Dr. Hashim Fou’ad était auprès de moi. Par exemple, il ouvrait son cabinet et me donnait des médicaments gratuitement. Lorsque je lui dis, « Dr., je ne peux pas faire face à l’opération, » il me dit, « Amenez-moi votre mari à l’hôpital public et je l’opèrerai ».
Quand il me dit que mon mari doit être opéré, je lui dis, « Dr., je ne suis pas fonctionnaire. Je veux dire les opérations sont chères », alors il me dit, « Ne vous inquiétez pas. Amenez le moi et ne vous inquiétez pas. » Je veux dire qu’il m’a beaucoup aidée à l’hôpital.
Mon mari a alors retrouvé ses yeux. J’étais comme une infirmière pour lui. Mais il y avait toujours des problèmes avec sa famille. Et je ne pouvais pas me débarrasser de lui, des problèmes et de lui! Les deux, parce qu’il est du genre passif; rien n’est important pour lui. Ou bien … il voit un problème, il va au café.
Après qu’il soit revenu d’Arabie Séoudite, il a arrêté de travailler. Alors je suis entrée dans des « coopératives »[4] et je l’ai laissé aller au café. Notre quartier est commerçant; les gens font dans l’habillement. Alors je suis rentrée dans une coopérative, et je lui donnais l’argent. J’avais un frère qui avait l’habitude de se rendre au Kuweit. Quand je lui écris que j’ai besoin d’argent, il m’en envoie, Aussitôt qu’il m’avait envoyé l’argent et que je prenais l’argent de la coopérative, j’achetais pour mon mari un lot de vêtements, et il les vendait à la sauvette dans la rue. Il est devenu marchand petit à petit …
Oui! Je n’avais pas placé dès le début toute la charge sur ses épaules. Aussi, lorsque mon frère m’envoyait de l’argent, et j’avais aussi une sœur qui avait l’habitude de … quand ils m’envoyaient de l’argent, je … quiconque allait à Port Saïd[5], je lui donnai de l’argent pour m’acheter un douzaine de chemises ou une douzaine de n’importe quo de Port Saïd. Je prenais les choses qui avaient été achetées et les donnais à quelque magasin voisin, et je faisais un bénéfice, un bon bénéfice de ces produits qui n’étaient pas fabriqués en Egypte.
Je me suis ainsi trouvée avec de l’argent dans les mains … Je faisais un bénéfice. Et je ne me privais de rien puisque j’avais de l’argent dans les mains. Tout comme j’achetais une pièce de vêtement pour mon fils, j’en achetais aussi une pour mon mari pour qu’il ne puisse dire, « Elle a acheté quelque chose pour son fils, mais pas pour moi. » Je ne faisais pas de différence entre eux pour qu’il ne haïsse pas mon fils. J’avais très peur pour mon fils. De toutes façons, je tenterai n’importe quoi pour gagner ma vie, ainsi … c’est une vie qui se termine dans … (sa voix monte) c’est une vie qui se termine dans la mort … Je veux dire que je ne peux trouver aucun repos (rahti). Non, cette vie qui a été la mienne, c’était la mort. Quoiqu’il en soit, j’ai vendu mes vieux meubles; j’ai refait mon appartement et l’ai arrangé. Je me disais, « Ces choses sont à moi. Si quelque chose m’arrive, elles seront pour mon fils. »
Ainsi donc, j’apportais des produits de Port Saïd avec mon propre argent. Puis il s’en est aperçu. Il a demandé, « D’où vient cet argent? » Je lui ai dit la vérité, plutôt que de la lui laisser apprendre par quelqu’un d’autre. Je lui ai dit que je demandais à ceux qui venaient de Port Saïd de m’apporter des produits. Comme ça, il a su.
Il n’était pas mécontent parce que je ne le chargeais d’aucune responsabilité. La seule chose, je ne devais pas me trouver dans la rue pour vendre la marchandise. Il m’a présenté un travailleur à la journée pour se tenir derrière l’étalage ou la carriole, et mon mari faisait le compte avec lui chaque soir. L’important c’est que je ne descende pas dans la rue. Je prends seulement les produits de celui qui les apporte de Port Saïd et les leur remets. Je m’en tirais.
Dans ce passage, se donne à voir tout un pan de l’économie des pauvres, de ceux qui sont exclus de l’économie formelle, instituée. Ils s’accrochent à la vie, « au concret le plus extrême ». C’est ce qui produit ce que l’on appelle l’économie parallèle : émigration vers les pays pétroliers, jeu et drogue, solidarité familiale, contrebande de devises, pratiques de coopération financière, micro-échange marchand, multitude des intermédiaires qui tous ne peuvent que vivre chichement.
Une femme est ici située au centre de cette pratique économique; elle parvient à concilier son statut dit traditionnel avec la maîtrise d’un réseau de micro-échange marchand, à se constituer malgré difficultés et interdits, les bases d’une autonomisation individuelle. Dans son cas, cet effort malheureusement échoue après une période de réussite.
(5) – Désir d’individuation et attente de solidarité
Oum Achraf – Dans les quartiers pauvres, les gens parlent d’une femme divorcée, « Elle est sortie, elle est rentrée, elle a fait ceci ou cela » … une mauvaise réputation. Si elle est sortie et rentrée tard, « Où était-elle, elle se conduit mal. » Il n’y a de repos nulle part dans la vie.
Dans les quartiers où vous vivez, ça ne fait pas de problème. Parce que vous sortez, vous rentrez, les maisons sont fermées, les appartements sont fermés, ce n’est pas comme dans les quartiers pauvres, « elle est sortie » ou « elle est rentrée » ou « elle est légère » ou « personne ne la contrôle. » Dans les quartiers riches, on sort en pensant à ses propres affaires, sans s’occuper des voisins. Si une fois, il vous dit « Bonjour », la prochaine fois vous ne le verrez pas. Ils s’occupent de leurs propres affaires.
L’interviewer – Mais s’il y a une difficulté, vous avez besoin des gens!
Oum Achraf – S’il y a une difficulté et que vous n’appelez pas votre voisin immédiat, il ne s’en apercevra pas.
L’interviewer – Les quartiers pauvres ont des avantages.
Oum Achraf – L’avantage est que si l’on tombe malade, même si vos beaux-parents ne sont pas bons, les voisins savaient que j’étais malade. Un autre avantage d’un quartier pauvre, ils se battent entre eux et ce n’est pas un problème, mais si quelqu’un les agresse, ils font bloc. Dans les quartiers riches, chacun ferme sa maison. Personne ne vous reproche si vous êtes divorcée. On ne vous fait pas de reproche.
Si j’avais un diplôme, je ne souffrirais pas. Je travaillerais avec mon diplôme. Je ne souffrirais pas. Mon diplôme me dispenserait du besoin d’un homme ou de quelqu’un d’autre, je n’aurai pas besoin de quoique ce soit, de qui que ce soit.
L’interviewer – Pourquoi, à votre avis, au Caire, les gens ont-ils arrêté de se soucier les uns des autres?
Oum Achraf – La cupidité. Celui qui a de l’argent ne se soucie pas de celui qui est dans le besoin. Il ne fait que s’en vanter.
L’interviewer – C’est à cause du manque de foi?
Oum Achraf – Manque de foi, manque de … Je veux dire, je ne m’occupe pas de mon voisin, je ne m’occupe pas des pauvres, je ne crains pas Dieu. Des gens donnent la zakah quand ils sont dans les difficultés pour que Dieu les en sorte. Rien de plus. Pour qu’il les tire des difficultés, mais pas pour aider les créatures de Dieu. Ça ne vient pas de la conscience. Rien. Au moment du tremblement de terre, ils priaient tous et s’enfuyaient, et puis après, retour à la normale.
L’ambivalence de Oum Achraf apparait de façon remarquable dans ces réponses. D’un côté, elle soufre de la pression du groupe et voudrait s’en libérer, elle rêve d’une société où elle aurait pu s’affirmer indépendamment, s’épanouir. De l’autre, elle regrette l’absence de solidarité, le désir d’enrichissement individuel, la disparition des sentiments et de la pratique de l’équité qui, au milieu de ses difficultés, la laissent démunie.
(6) – Rapports avec la justice
Le mari de Oum Achraf a pris une seconde épouse, a emporté tous les biens de Oum Achraf, et est parti sans laisser d’adresse. Oum Achraf le cite en justice pour obtenir le divorce et la restitution de ses biens. Elle prend un avocat.
Oum Achraf – L’avocat m’avait pris de l’argent. Alors quand je suis allée [au tribunal], j’ai cherché mon avocat parmi les avocats et ne l’ai pas trouvé. J’ai trouvé son employé … ce n’est même pas son employé, son portier! … Je lui ai dit, « Où est l’avocat, oncle Ali? » Il me dit, « Reste tranquille! » Je lui ai dit, « Il n’est pas venu? J’ai payé un avocat pour m’assister, pour lui dire mes problèmes afin qu’il m’assiste. » Il me dit, « Vas-tu rester tranquille ou je te gifle? » Je vous jure, comme je vous le dis! Alors je me suis dit, « Je ne dois pas me disputer avec un vieil homme » et je suis allée à l’audience. Le juge m’a appelée ainsi que mon mari. Il n’était pas là, il avait envoyé son avocat. Le juge a dit à son avocat, « C’est celle-là la femme? » Il a dit, « Oui. » Il a dit, « Que fait son mari? » Il a dit, « C’est un pauvre homme qui frappe à la porte de Dieu » et je ne sais quoi. Le juge lui a dit, « Nous frappons tous à la porte de Dieu. Je pourrais posséder un bureau de commerce international et pourtant frapper à la porte de Dieu! » Le juge a ainsi vraiment répondu à l’avocat de mon mari. Il m’a demandé, « Combien de temps avez-vous été mariée avec lui? » J’ai dit, « Depuis 1970. » Il m’a demandé, « Est-ce qu’il a une seconde épouse? » J’ai dit, « Oui. » Il a demandé, « Est-ce qu’il a des enfants de vous? » J’ai dit, « Non. » Je lui ai dit exactement ce qui était arrivé. Il a demandé, « Quel est son revenu? » J’ai dit, « Au moins … » Il m’a d’abord demandé, « Que fait-il? » J’ai dit, « Il fait du commerce avec les produits de Port Saïd. » Il a demandé, « Quel est approximativement son revenu? » J’ai dit, « Au minimum 800 Livres. » Il a alors écrit tout cela. Son avocat a dit, « Il y a un ordre judiciaire d’obéissance. »[6]
Et il m’a poursuivi pour obéissance, mais il m’a donné une fausse adresse. Il me poursuivait pour obéissance mais ne me donnait pas la bonne adresse. Si bien que l’affaire n’en finissait pas. J’avais un ordre sans connaître l’adresse.
Ce passage dit en peu de mots toutes les difficultés que les pauvres et les femmes, tout particulièrement, rencontrent pour se faire rendre justice. Avocats malhonnêtes et règles de droit très défavorables à la femme.
(7) – Religiosité. L’intercession des saints
Oum Achraf – J’aurais désiré faire un pèlerinage mineur, et puis le grand pèlerinage. Et mourir auprès du prophète et être enterrée auprès de lui. C’est mon souhait. Marier mon fils, aller au pèlerinage et mourir auprès du prophète. C’est ce que je demande, c’est ce que je demande à Dieu.
L’interviewer – Et lorsque vous êtes en peine, vous allez rendre visite à Al-Husain?[7]
Oum Achraf – J’aime rendre visite à Al-Husain et à la vénérée Al-Zaynab. Il suffit d’y écouter le Coran pour me retrouver. Lorsque je me concentre sur les mots de Dieu, quelque chose en moi remue. En ces moments, je me dis, Maître Husain est pur. C’est un homme de Dieu. Je lui demande quelque chose pour qu’il transmette ma requête à Dieu. De lui, Dieu peut l’accepter parce qu’il est pur. Je dis ainsi, « Oh, Maître Husain soyez mon intercesseur auprès de Dieu, faites seulement que je reprenne mes affaires, que je n’ai besoin de personne, afin que mon fils réussisse. » Al-Husain est pur. Son grand-père est le prophète, ce qui veut dire qu’il est plus près de Dieu que moi. Que suis-je, comparée à quelque chose comme ça? Ce qui ne signifie pas que je ne suis pas bonne ou quoi. Quoique je fasse, je ne peux le faire comme ces gens là. Personne n’a souffert pour la cause de l’islam autant que le prophète, personne n’a été humilié autant que lui. Que suis-je par rapport à lui? Que suis-je par rapport à lui?
Le recours à l’intercession des saints est demeuré vivant chez Oum Achraf, de même que le rapport de do ut des avec les puissances célestes. On les retrouve partout sur les rives de la Méditerranée et sans doute beaucoup plus largement. L’un et l’autre sont mal considérés par les ulémas, ils appartiennent à la religiosité populaire. La religiosité populaire affirme par là son autonomie par rapport à la religion savante et aux clercs.
Tant le culte des saints que le do ut des tendent à disparaître dans les sociétés contemporaines, parce qu’ils étaient liés à la notion d’équité dans la société, ils étaient la projection dans le ciel de la règle que le groupe se donnait. Mais aujourd’hui la notion d’équité elle-même disparait avec les communautés concrètes.
(8) – Dieu et la pauvreté
Oum Achraf – La pauvreté n’est pas une disgrâce. Mais, dans l’état de notre islam, c’est une opprobre, et ils ne vous assistent pas. Pauvreté! Vous remerciez Dieu quand vous avez votre foi et votre Islam et assez d’argent à dépenser. Vous n’avez besoin de personne. Il n’est pas nécessaire d’être riche, mais il est important que Dieu vous donne votre pain quotidien, que vous n’ayez besoin de personne. Je vous dis que la vie c’est des niveaux. Chacun a son niveau … Celui qui n’a pas de quoi vivre, d’endroit pour dormir, de demeure, qui n’a rien, est pauvre.
Implicitement Oum Achraf affirme le devoir de Dieu d’assurer au croyant des moyens minimums d’existence. Elle dit implicitement qu’existe une sorte de contrat de réciprocité entre Dieu et le croyant. Le croyant doit rendre grâce à Dieu, mais Dieu doit en retour assurer sa subsistance.
(9) – Désir de suicide et Dieu
Oum Achraf – La mort est le repos. La mort est un refuge[8] pour le soufrant, le pauvre et le malade. Pour le soufrant, le pauvre et le malade, la mort est un refuge.
L’interviewer – Ecoutez, lorsque vous dites que la mort est un refuge, je sens que ce que vous dites est vrai. Mais n’est-ce pas haram de commettre le suicide? C’est haram. Alors que faire?
Oum Achraf – C’est un manque de foi. En ce moment je suis faible. La mort est … Je suis en train de blasphémer, C’est un blasphème de se suicider. Pourtant, si je meurs, c’est que Dieu avait ordonné que je meure ainsi.
L’interviewer – Ce ne serait pas un blasphème?
Oum Achraf – Non, il y aura quand même la torture [i.e. le purgatoire ou l’enfer] parce que j’ai fait quelque chose comme ça. La mort peut me venir de Dieu. N’importe qui peut me donner la mort. Mais si je mourrais, ç’aurait été ordonné par Dieu que je meure de cette façon.
L’interviewer – Mais c’est haram!
Oum Achraf – Bien … bien, je vais vous dire quelque chose. Vous voyez, une vie sans espoir, tout cela est non-sens.
L’interviewer – Je suis d’accord avec vous que c’est non-sens. Mais on ne doit pas désespérer de la grâce de Dieu.
Oum Achraf – Non, je ne désespère pas, Mais je sais que si je meurs, la punition de Dieu sera plus clémente que ses créatures. Des créatures comme moi me torturent! Mais si je dors et entre en repos et s’Il me punit, lui qui est clément pour ses créatures, à un certain moment, Il me pardonnera. Dieu ne me punira qu’aussi longtemps que ce sera nécessaire à l’expiation de ma faute. Mais si vous me trouvez dans la rue, prostrée ou souffrant d’une attaque, vous ne ferez pas un geste pour moi. Vous aurez peur de m’approcher. Vous penserez, « Peut-être, elle est dans cet état parce qu’elle a quelque chose qui ne va pas, ou bien elle peut me faire quelque chose. » Vous pouvez être dégoûtée de moi. N’importe quoi. Je me trompe?
Le désir de suicide de Oum Achraf, qu’elle a d’ailleurs tenté de réaliser, est symptomatique de son individuation et du milieu anomique où elle vit. Dans les communautés concrètes, le suicide, comme pratique et comme désir, est/était inexistant.
La chose la plus remarquable dans les paroles de de Oum Achraf est la façon d’arranger les choses avec Dieu. Un peu à la manière de Sakiné pour le stérilet. La règle de l’interdiction du suicide est reconnue et acceptée. Mais Oum Achraf tout d’abord tente de nier la réalité du suicide; elle n’emploie pas le mot, parle de repos, de refuge, de protection. Ensuite elle tente de renvoyer à Dieu la responsabilité du suicide lui même : pour que je me suicide, il faut bien que Dieu en ait décidé ainsi. Enfin elle montre que Dieu est plus généreux que les hommes qui la conduisent au suicide, loin de la condamner à l’enfer éternel, il ne lui infligera qu’une punition mesurée. Encore une fois il est peu probable que les ulémas entendraient ce discours avec beaucoup de satisfaction.
(10) – La femme dans la ville
Oum Ashraf – Pourquoi le gouvernement n’aide-t-il pas ceux qui soufrent? Lorsque j’ai quitté la maison en colère (contre mon mari) je suis restée chez des amis, des gens que je ne connais pas, je veux dire des connaissances occasionnelles, pas des amis. J’avais peur de dormir dans la rue. J’ai tenté de prendre une chambre d’hôtel, mais ils disaient, « Non, les hôtels sont suspects et la police des mœurs peut monter dans votre chambre. » Aussi j’étais effrayée … mon âge et mon fils qui est plus grand que moi … J’avais peur. Mon honneur.
L’interviewer – Je pensais que vous aviez peur d’aller à l’hôtel parce que c’est un endroit suspect.
Oum Achraf – Non, il m’a dit, « La police des mœurs peut monter et vous attraper n’importe quand. » Est-ce que je fais quelque chose de mal? La police des mœurs ne devrait intervenir que lorsqu’une femme fait quelque chose de mal. Vous ne pensez pas? J’ai essayé plusieurs hôtels, aucun ne m’a permis de rester. Finalement, quelqu’un m’a dit, « On ne nous autorise pas à loger des Cairotes. En outre, nous nous inquièterions pour vous. Je suis comme votre fils. La police des mœurs passe à n’importe quelle heure de la nuit. Nous aurions peur que quelque chose vous arrive. Vous n’avez pas ce genre là. »
Comme ça, si une femme dort dans la rue, on la ramasse. Et c’est le gouvernement qui nous fait ça. Je vais vous dire quelque chose. Tout de suite, je n’ai pas d’endroit où aller, pas d’endroit ou dormir. Que dois-je faire? La mosquée est fermée après la prière du soir. Soyons francs. Il n’y a pas d’endroit où elle puisse dormir. Les maisons de retraite sont pour les riches, Je ne peux pas y aller. Dois-je dormir dans la rue? Que m’arrivera-t-il si je dors dans la rue?
L’interviewer – Dans ce que vous dites, je comprends que ce serait plus facile pour un homme d’être dans la situation où vous vous trouvez, parce qu’il n’aurait pas peur …
Oum Achraf – Ce n’est pas une honte pour lui de dormir dans la rue, ou de mendier. C’est un homme. S’il allait nu dans la rue, serait-ce une honte? … Ce n’est pas une honte pour lui, mais pour moi, si. Un homme a beaucoup d’avantages par rapport à moi. Ce n’est pas une honte pour lui de parler à une femme, mais moralement, c’est une honte pour moi de parler à un homme. A note époque, et dans le quartier où vous vivez [Mohandessin], ce n’est pas une honte parce que la porte de chacun est fermée … sur l’autre. Chacun pense à ses affaires, moralement et éthiquement.
De façon plus explicite que les autres extraits, ces paroles de Oum Achraf montrent la conscience de l’inégalité des conditions entre hommes et femmes. La critique de la différence des statuts aurait été impensable dans les communautés concrètes, ils appartenaient aux évidences. Oum Achraf ici critique et brise l’évidence. On ne peut pas dire que Oum Achraf est féministe, au sens où féminisme implique une théorisation de l’expérience et une systématisation de la pensée, et cependant elle signale un féminisme latent, rampant, endémique, lié au procès général d’individuation de la société égyptienne.
Oum Achraf est bien une femme du Caire entre mythe, rêve et réalité. Elle rêve d’autre chose, d’une vie moins misérable, difficile, quelques fois insupportable. Pourtant sa réalité est insurmontable, et le manque d’issues à ses problèmes l’a conduite plus d’une fois au bord du suicide. Elle représente bien cette ville du Caire, emblèmatique, mythique, attirante et repoussante à la fois qui vit au bord du désastre et de l’oubli.
[1] Présenté au Colloque de Traverses organisé par Michèle Ramond – Gradiva (Université Paris 8), Figures féminines mythiques d’hier et d’aujourd’hui, 8 et 9 juin 2007, Paris.
[2] Il menace de la défigurer.
[3] Alilat-el-asl, littéralement, avoir une origine pauvre ou ne pas en avoir.
[4] Gam`iyyat, singulier gam`iyyah, « société » ou « union » qui ne rend pas le sens présent; il s’agit de petits groupes de gens qui signent un accord : tous versent une somme de monnaie convenue chaque mois, et profitent de la totalité à tour de rôle. Le mot « coopérative » rend assez bien ce dont il s’agit.
[5] Port Saïd est une zone franche. On peut y acheter des produits étrangers à des prix plus bas que partout ailleurs en Egypte.
[6] Un mari peut poursuivre sa femme en justice et obtenir un ordre judiciaire d’obéissance si elle a quitté le domicile conjugal et refuse d’y retourner.
[7] Tombeau du petit-fils du prophète qui se trouve dans un quartier du centre du Caire qui porte ce nom. Le tombeau de Al-Sayyida Zaynab, fille du prophète, se situe dans un autre quartier du Caire qui porte aussi ce nom. La discussion qui suit est caractéristique des débats sur la sainteté dans l’islam populaire. La croyance de Oum Achraf dans le pouvoir des « saints » est hétérodoxe comme celle de la médiation, qui, dans la doctrine islamique touche à l’idolâtrie.
[8] sutrah.