Corm et Touraine sur la modernité et les fossés entre Orient/Occident

 

par Evelyne Accad

            Comment est-ce que je me situe par rapport à ces débats et problèmes de notre monde qui nous inquiète tellement ? Je suis admiratrice et respectueuse de ces deux grands hommes qui viennent de parler: grands de par leur pensée et grands de par leur intégrité et envergure. L’œuvre de Georges Corm apporte un regard et des analyses toujours très équilibrés, se référant aux éléments historiques, sociologique explicatifs et politiques, pensée citée depuis longtemps dans ma recherche et mes études ; ce qui me frappe chez Corm, c’est sa capacité à dépasser les clivages et hystéries médiatiques du moment pour nous faire voir l’ensemble et les racines des problèmes qui auraient tendance à nous fixer sur des positions conduisant à la violence et à la destruction, un talent d’analyse tout à fait remarquable, une pensée positive et constructrice tellement nécessaire dans ces temps de chaos. Arriver à montrer où se situent réellement les enjeux est un exploit ! Les idées et analyses de Alain Touraine, je les ai lues et réfléchies plus récemment, elles m’interpellent quant à l’émergence des nouveaux mouvements sociaux des « indigènes » aux « printemps arabes » réflexions si pertinentes pour notre monde en perte de reperds et de boussole? C’est son idée d’individuation, un sujet qui unit en lui individualité et universalité et qui devient créateur de sa propre existence ainsi que résistant et défenseur de la dignité et de la liberté de tous qui m’a le plus intéressée.

Je me situe aussi en tant qu’héritière de l’œuvre intellectuelle de Paul Vieille qu’il m’a léguée et dont on m’a demandé de parler. Il m’écrivait, quelques temps avant sa mort : « Quand cette misère du monde se terminerait-elle ? Combien de morts, de sang, d’horreurs, de torture avant que recule la bête immonde ? Dans les « pays développés », qu’ils le voulussent ou pas, ils étaient coupés du reste du monde, par la volonté des dirigeants, par l’inertie de l’histoire, mais aussi par leur faiblesse morale. Qui, sur la scène politique, proposait le partage ? Qui, dans la population, serait prêt à l’accepter ? Le système des Etats était toujours bien vivant. Dans les années 80, il avait édité une livraison de Peuples Méditerranéens : Fin de national ? Il ne pouvait imaginer un tel retour de l’égoïsme des nations, Chine en tête. Cet égoïsme ne pouvait trouver sa fin que dans les cataclysmes de la révolte de la nature. Là encore, tous les pays n’étaient pas également atteints et chacun espérait tirer son épingle du jeu avant la catastrophe. Cela faisait frémir. »

 

Je me situe surtout en tant que libanaise ayant quitté le Liban à l’âge de 20 ans pour arriver à affirmer ma liberté loin des mariages arrangés et restrictions imposés aux femmes de mon pays, j’y retourne périodiquement et y ai enseigné plusieurs fois dans la guerre qui a secoué mon pays dans les années soixante-dix et quatre-vingt, et continue de le secouer par toutes sortes de violences, de chaos et de jalousies des pays tout autour. Chercheuse et professeur de littérature comparée ainsi que des études de femmes, ayant consacré ma vie à cette recherche par les voyages, l’enseignement, l’écriture d’études et de romans sur la condition de la femme dans ma région du monde, je retourne au Liban le plus souvent possible car je me sens engagée à trouver des issues de sortie aux souffrances, à la violence, aux guerres qui semblent n’en plus finir. J’ai ouvert un abri pour femmes battues avec ma sœur à Ras-Beyrouth, et me suis engagée dans plusieurs projets humanitaires, dans l’organisation de conférences et dans l’écriture portant sur ces sujets qui me travaillent. Je m’y réinstalle petit à petit de manière plus permanente.

 

Mon questionnement est le suivant: la femme, les femmes, spécialement dans ma région du monde, ont-elles quelque chose de différent à offrir, des solutions pour ce monde qui se désagrège? Un changement dans les liens égoïstes entre hommes et femmes se reflétant sur les sociétés et les politiques, une transformation des rapports entre sexes pour tendresse et échanges égalitaires, pourraient-ils résoudre l’incroyable chaos dans lequel nous nous trouvons, cataclysme s’ouvrant devant nous prêt à nous engloutir?

Nous avons déjà pu constater que c’est grâce, en partie, aux mouvements des femmes et de leur engagement politique que les révolutions pacifiques tunisiennes (et peut-être égyptiennes) ont, partiellement réussi à nous ouvrir d’autres voies. Nous voyons que dans les pays où les hommes penseurs (Taher Haddad en Tunisie, Kacem Amin en Egypte, etc.) s’associent et aident les femmes, proposent d’autres solutions dans les rapports entre hommes et femmes, les sociétés trouvent plus facilement des voies de sortie des dangers auxquelles elles font face, et se dirigent vers plus de démocratie et de libertés. Wilheim Reich, Foucault, Susan Brownmiller et d’autres l’ont bien souligné : dans les société où la sexualité est réprimée, la violence s’exprime avec outrance et perversité.

De même Georges Corm montre comment l’agressivité et la violence s’articulent à la structure des communautés. Il explique par quels mécanismes la violence s’accroît et devient incontrôlable dans le Liban de guerre: « Une fois mise en route, cette violence devient cumulative, surtout dans une société où les traditions tribales et familiales sont restées fortes et où les morts doivent être vengés, d’autant plus que l’Etat est défaillant. … En fait, non seulement les milices laissent commettre ces actes de barbarie dans les territoires qu’elles contrôlent, mais souvent les déclenchent elles-mêmes. » (Géopolitique du conflit libanais, p. 245) Il analyse aussi le rôle des femmes : « On ne peut cependant passer sous silence le récent beau travail de Leyla Dakhli qui analyse et met intelligemment en contexte l’œuvre des penseurs syriens et libanais de la génération 1908-1940, c’est-à-dire celle qui s’est éveillée à la conscience politique avec l’espoir créé par le rétablissement de la constitution ottomane en 1908 et qui a dû faire face à l’effondrement de l’empire et  la  constitution d’entités étatiques séparées43.  Cet ouvrage est le seul à faire une place importante aux femmes des lettres, intellectuelles et féministes, ce qui fait justice à de nombreux talents souvent oubliés, notamment celui de May Ziadé, Marie ‘Ajami, Nazira Zeayn al-Din. » (Pensée et politique dans les sociétés arabes, à venir)

 

Parmi les trois penseurs que j’ai cité au début, il y a une convergence de pensée par rapport à la modernité et aux fossés entre Orient/Occident. La division entre ces deux mondes leur semble artificielle et faussée. La Méditerranée divisée entre rive sud et rive nord est aussi pour eux objet de critique. A cet effet, je cite Paul Vieille à nouveau et pour conclure : « La division Europe/Asie n’avait au fond pas de sens, elle n’en avait eu que par/pour la colonisation. Elle divisait ce qui était un; la Méditerranée n’était pas un océan qui séparait, mais un lac qui très anciennement, avait permis entre ses rivages une intense circulation. Il aimait ce pays, le Liban, parce qu’il avait la grâce, l’intelligence, la finesse de ces peuples mélangés du Proche Orient qu’il avait côtoyés si longtemps, témoignant d’une très ancienne civilisation ayant façonné jusqu’aux vies quotidiennes. Il aimait aussi ce pays dont les paysages ressemblaient à ceux de la Provence … Le Liban, pour lui, était la porte du Proche-Orient, presque l’Europe et déjà le monde arabo-musulman, l’expression était de Berque, une expression ni heureuse ni exacte, parce que ce qui était désigné n’était ni entièrement arabe (comprenant le monde iranien souvent accolé au monde arabe parce que musulman) ni entièrement musulman (les chrétiens du Liban et d’autres régions à la base des religions monothéistes enracinées dans ce lieu si tourmenté) et tout l’élément païen comme dans les confins entre l’Iran et le Pakistan. C’était aussi la porte de la Méditerranée quand on arrivait de l’Est. Les Romains s’émerveillaient lorsque, de retour de quelque expédition orientale, arrivant sur les hauteurs du Liban, ils apercevaient la mer intérieure qui unit plus qu’elle ne sépare ses riverains. Faisant le même parcours, parvenant aux mêmes cols, il avait toujours un sentiment de délivrance. … Aujourd’hui était posée aux unes et aux autres une même question : la concurrence pour la terre, la guerre n’étaient plus possibles, parce qu’elles mettaient en cause l’existence même de la Terre. Pères et frères à la poubelle ! Mères et sœurs longtemps tenues pour négligeables politiquement, objets de concurrence, assimilées à la terre, devaient effectivement s’identifier à la Terre pour proposer une autre politique, une politique-monde. C’était, il pensait, en réalité sa lutte! » (correspondance personnelle avec Paul Vieille)

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s