
Dans une enquête choc, The New York Times montre comment l’organisation Etat islamique a fait du viol une pratique systématique qu’elle légitime en invoquant le Coran. Plus qu’une arme de guerre, les violences sexuelles font partie intégrante de sa stratégie de propagande.
Par Lucie Geffroy
L’article n’omet aucun détail, si horrible soit-il. Dans une longue enquête publiée le 13 août – traduite intégralement en français sur le site de la RTBF, la journaliste Rukmini Callimachi détaille la manière dont l’organisation Etat islamique (EI ou Daech, selon son acronyme en arabe) a fait du viol et de l’esclavagisme sexuel une pratique systématique.
Celle-ci, explique The New York Times, s’est institutionnalisée à partir d’août 2014, quand le groupe djihadiste s’est emparé des monts du Sinjar, dans le nord-ouest de l’Irak, berceau de la communauté yézidie. Basée sur des entretiens avec 21 femmes et jeunes filles ayant récemment échappé à l’EI et sur “un examen attentif des communiqués officiels du groupe”, l’enquête rapporte qu’au total “5 270 femmes yézidies qui ont été enlevées l’année dernière” parmi lesquelles 3 144 au moins sont encore retenues captives.
Des centaines de femmes et parfois de très jeunes filles issues de la minorité yézidie, relate l’article, ont été parquées dans la ville de Mossoul et aux alentours, puis envoyées en Syrie et dans d’autres villes d’Irak pour y être vendues comme esclaves sexuelles.
L’essentiel de l’enquête porte sur le système bureaucratique mis en place par l’organisation djihadiste pour institutionnaliser cette pratique du viol : recensement des victimes, transfert des femmes aux hautes autorités de l’EI“pour être divisées comme un butin”, établissement de contrats de vente notariés par les cours de justice dirigées par l’EI et, en cas de changement de “propriétaire”, rédaction d’un nouveau contrat, etc.
Un outil de recrutement
D’après l’auteure de l’enquête (finaliste du prix Pulitzer 2009 pour sa couverture du travail des enfants en Afrique de l’Ouest), cette pratique du viol a servi d’“outil de recrutement pour attirer les hommes de sociétés musulmanes très conservatrices, dans lesquelles le sexe sans attache est un tabou et le fait de se fréquenter interdit”.
L’article montre également que ces viols semblent avoir été légitimés par les autorités de l’organisation terroriste comme une pratique “halal” autorisée par le Coran. Une rescapée, citée dans l’article, raconte comment chaque viol dont elle a été victime était précédé et suivi d’une prière par l’auteur de celui-ci.
“‘Je ne cessais de lui dire ‘ça fait mal, s’il vous plaît, arrêtez’, dit la jeune fille (…) Il m’a dit que, selon l’islam, il est autorisé à violer une non-croyante. Il a dit qu’en me violant il se rapprochait de Dieu’, raconta-t-elle.”
“De la même façon que des passages spécifiques de la Bible furent utilisés des siècles plus tard pour soutenir la traite des esclaves aux Etats-Unis, l’EI cite des versets spécifiques ou des histoires du Coran ou de la Sunna, les traditions basées sur les dires et les actions du prophète Mahomet, pour justifier le trafic d’êtres humains”, précise The New York Times, qui souligne que les spécialistes de l’islam sont divisés quant à la question de savoir si la théologie islamique sanctionne réellement l’esclavage ou pas.
Le viol, une arme de guerre
Ce qui est sûr, c’est que la traite sexuelle perpétuée par l’EI concerne uniquement les femmes issues de la minorité yézidie. Matthew Barber, de l’université de Chicago, explique cela par le fait que les Yézidis sont considérés comme des polythéistes, avec une tradition orale plutôt que des écritures. “Aux yeux de l’EI, cela les met au même niveau que les non-croyants méprisés, encore plus que les chrétiens et les juifs, qui sont censés avoir une protection limitée sous le Coran en tant que ‘peuple du Livre’”.
L’enquête du New York Times, largement partagée sur les réseaux sociaux, pose de nombreuses questions, notamment sur l’usage du viol sur les terrains de guerre et de conflit. Le système de traite sexuelle délibérément mis en place par l’EI est horrible mais malheureusement Daech n’est pas le seul groupe armé dans le monde a avoir recours au viol, souligne le journaliste Joshua Keating sur Slate.com. Il est de fait largement répandu par exemple dans les prisons de Bachar El-Assad et fait partie intégrante de nombreux conflits armés en Afrique, en Europe, en Amérique latine ou en Asie.
Plusieurs récents travaux de recherche abordent cette problématique, expliquant les liens étroits entre conflits armés et viols généralisés. Certains travaux, poursuit Slate, ont montré toutefois que tous les conflits armés ne donnaient pas systématiquement lieu à des violences sexuelles massives. Cela met en évidence la spécificité de Daech en la matière, conclut Joshua Keating.
“[Dans le cas de l’EI], le viol n’a pas pour fonction de former des soldats recrutés de force, comme ce fut par exemple le cas pendant la guerre civile au Sierra Leone, mais est utilisé comme un outil de propagande – partie intégrante d’une stratégie de recrutement via la mise en scène d’une brutalité gratuite. Et alors que le viol comme outil de génocide n’est pas la norme ailleurs dans le monde, [l’article du New York Times montre que] la purification ethnique [à l’encontre des Yézidis] semble être une des motivations de l’EI. ”