
Défigurée par les balles des terroristes qui ont semé la terreur à Paris, Aurélie raconte sa lente reconstruction. Un corps meurtri mais un moral d’acier.
Par Claire Hache
« Je pensais que j’allais peut-être perdre connaissance mais à aucun moment je ne me suis dit que j’allais mourir. » Aurélie est une survivante. Le 13 novembre dernier, à la terrasse du Carillon, dans le 10e arrondissement de Paris, elle fait partie des clients qui sont pris pour cible par les terroristes. Entre 8 et 9 balles l’atteignent. Nerf du bras droit sectionné, fracture ouverte, phalanges de la main gauche touchées, de nombreux impacts et cicatrices sur les jambes, une balle toujours logée dans sa cuisse gauche et la mâchoire complètement détruite par un tir derrière l’oreille qui a traversé son visage. Mais, la jeune femme de 28 ans est toujours debout.

Une des balles des terroristes a touché Aurélie à la main gauche.
Pierre Trouvé / L’Express
Dans sa petite chambre au fond d’un couloir de l’hôpital Saint-Louis, cette passionnée de théâtre se joue des pronostics. Au médecin qui lui annonce qu’il lui faudra trois ans avant de pouvoir reprendre le cours normal de sa vie, elle répond, avec aplomb, que deux ans lui suffiront. On lui prédit six mois avant de pouvoir remarcher? Au bout de quatre semaines, elle est sur pieds. Un corps meurtri mais un moral d’acier. « J’ai une chance incroyable d’être encore en vie après tout ce qui s’est passé, j’aurais pu mourir 100 fois, confie-t-elle. Mes amies, elles, ne sont plus là. Je ne peux pas me laisser aller ou m’apitoyer sur mon sort. »
« Je l’ai vue mourir »
Anna, 24 ans, rencontrée pendant ses études, et sa soeur Marion, 27 ans, n’ont pas survécu à l’attaque. Les trois fumeuses s’étaient installées en terrasse, à côté de l’entrée du bar. Il fait doux ce soir-là. Au deuxième verre, les amies ont prévu de partir continuer la soirée chez l’une d’entre elles, près de République. Quand les terroristes arrivent à l’angle des rues Alibert et Bichat, Aurélie est seule dehors, ses copines sont parties aux toilettes. « Quand j’ai jeté ma cigarette, j’ai tourné la tête à droite et là, j’ai vu un mec avec une kalachnikov », se souvient-elle. Leurs regards se croisent. Premier réflexe: se jeter sous la table. Assise sur les draps jaunes de son lit d’hôpital, elle mime la scène, prostrée, la tête protégée par ses mains.
Premier impact au bras droit. Le choc la projette, à découvert, sur le trottoir. Tout va très vite, personne n’a le temps de crier. Seul le bruit des balles résonne. La jeune femme tente de se réfugier derrière une voiture, les terroristes la repèrent et la visent. Grièvement touchée, elle perd beaucoup de sang, sa mâchoire se décroche. Aurélie réalise alors que ses amies ne sont pas à l’abri à l’intérieur, comme elle le pensait, mais allongées à quelques mètres, sur le bitume. « J’ai vu Marion prendre un dernier souffle. Je l’ai vue mourir. Je n’arrivais pas à intégrer ce qu’il se passait vraiment, c’était irréel. Quand, ensuite, elles ont été recouvertes d’un drap blanc, j’ai tout de suite compris. Je me suis mise à pleurer. »
Les membres armés du « commando des terrasses » sont partis. C’est le chaos. Pompiers et urgentistes arrivent sur place, débordés. Aurélie est toujours consciente, seule sur son bout de chaussée. C’est une cliente du Carillon qui va lui venir en aide. Marie, elle aussi âgée de 28 ans, est infirmière. Elle a tenté de sauver, en vain, deux autres victimes avant de l’apercevoir.
« Ça va aller, reste avec moi »
« Je ne savais pas exactement dans quel état elle était car elle ne pouvait pas parler », se remémore la jeune soignante. Dans l’urgence, impossible de trouver son pouls, filant. « Elle me faisait des pouces en l’air pour me dire que ça allait malgré ses blessures impressionnantes. Elle était tellement courageuse. » Marie lui maintient la mâchoire, la rassure avec sa voix douce: « ça va aller, reste avec moi ».
Les secondes semblent des heures. Et la jeune infirmière s’impatiente de ne pas voir les secours intervenir, Aurélie a elle l’impression que son cas leur paraissait « impossible ». « Je ne les juge pas. Il y avait tellement de victimes à prendre en charge. Personne ne peut comprendre avant d’avoir vécu un tel moment », nuance Marie plus de deux mois après. « J’étais en mode pilote automatique. Je ne veux pas qu’on me prenne pour un héros. »
C’est quand même elle qui, avec des étudiants en médecine, trouvent un brancard et transporte Aurélie, à pieds, à l’hôpital Saint-Louis tout proche. Tout se passe très vite. Arrivés sur place, ils la déposent et repartent aussitôt sur les lieux de l’attaque. La jeune victime, toujours consciente, parvient à écrire son nom, son prénom et sa date de naissance sur un papier. Et puis, c’est le trou noir. Elle est placée en coma artificiel et opérée dans la nuit comme des dizaines de victimes.

La salle de réveil de l’hôpital Saint-Louis à Paris dans la nuit du 13 au 14 novembre, après les attentats.
Pourya Pashootan / AP-HP
Quand elle reprend enfin ses esprits, le lundi, elle se réveille avec le corps recouvert de pansements. Sa gorge a été incisée par une trachéotomie. Impossible de prononcer un mot, il faut se contenter d’un abécédaire blanc et bleu sur lequel elle désigne du doigt une à une les lettres pour former des noms, puis des phrases.
Ses proches sont autour d’elle. Ses parents, qui habitent Dubaï, ont été prévenus le samedi par une amie. Ils ont pris le premier avion pour Paris. « Je n’ai pas reconnu ma fille, juste ses pieds. La voir en réanimation, ça a été très dur », confie sa mère, encore traumatisée. Le choc a été d’autant plus violent qu’en appelant la cellule de crise, son mari s’est entendu dire qu’Aurélie était décédée. Son sac à main resté devant le Carillon avait été retrouvé à côté d’une victime défigurée. Une confusion -terrible- qui a duré plusieurs minutes.
La « maman poule » met tous ses projets entre parenthèses. « Je ne me voyais pas repartir à des milliers de kilomètres en la laissant ici », confie-t-elle. Elle sait que le chemin va être long. Alors, elle trouve un emploi à Paris et s’installe dans l’appartement de sa fille, pour pouvoir rester auprès d’elle. Si son aînée, sur une fratrie de cinq, a pu bénéficier de quelques permissions de sortie, elle passe l’essentiel de son temps à l’hôpital. Les interventions sont lourdes et nombreuses.

A part quelques permissions de sortie, Aurélie a passé la plupart de son temps à l’hôpital ces trois derniers mois.
Pierre Trouvé / L’Express
La première tentative de reconstruction de sa mâchoire est effectuée rapidement, Saint-Louis disposant d’un service de chirurgie maxillo-faciale de pointe. Elle est réalisée à l’aide d’un os de sa jambe, son péroné gauche, et d’un lambeau, un tissu vascularisé. Hélas, la greffe ne prend pas. Lèvre et menton se nécrosent. Aurélie ne peut plus manger d’aliments solides, elle est nourrie par sonde. Elle est également obligée de poser des petites compresses au niveau de sa lèvre inférieure, qu’elle change régulièrement.
« Faire le deuil de mon ancien visage »
Il lui faut attendre un mois avant de pouvoir reparler, libérée de la trachéotomie. Mais avec la langue immobilisée et la lèvre disparue, la rééducation est difficile et certains sons plus difficiles que d’autres à prononcer. Aurélie, qui envisageait plus jeune devenir orthophoniste, le sait bien. Cette voix qui sort de sa bouche la déstabilise, pas tout à fait la sienne, pas tout à fait une autre. D’autant plus que c’est son outil de travail, elle qui exerce dans la communication.
« Cela m’a pris du temps pour m’accepter et faire le deuil de mon ancien visage. Les premières fois, je me trouvais horrible, monstrueuse », explique-t-elle. « Les médecins me répètent que ce ne sera plus comme avant. C’est dur à entendre. Est-ce que je peux avoir au moins une bonne nouvelle? », lance-t-elle.
Elle s’est appropriée sa chambre d’hôpital qu’elle quitte rarement, des journées rythmées par le bruit des machines et le ballet des infirmières. Plus que ses blessures physiques, c’est la perte de ses amies qui est la plus douloureuse. Comment faire son deuil sans avoir pu leur dire au revoir? Ce sont ses parents qui se sont rendus pour elle à l’enterrement des deux soeurs, dans le Loir-et-Cher.
Face à son lit, Aurélie a recouvert le mur blanc de tous les mots, cartes, dessins et autres photos qu’elle a reçus depuis plus de deux mois. Au centre de toutes ces attentions, un dessin d’Anna, un éléphant qui symbolise Ganesh, dieu indien qui supprime les obstacles. Un symbole qui a voyagé dans le monde entier grâce à l’énergie déployé par son beau-père Thierry.

L’éléphant dessiné par son amie Anna est la première pièce qu’elle a accroché au mur de sa chambre de Saint-Louis, aujourd’hui recouvert de cartes et de photos.
Pierre Trouvé / L’Express
« ‘Mimi’ [son surnom, NDLR] a une énergie incroyable, confie sa mère. Je sais qu’elle va avoir une très belle existence, poursuit-elle. Quinze jours avant le drame, je lui avais dit que je ne la sentais pas tout à fait heureuse. » Ce drame oblige Aurélie à se recentrer sur elle-même et à apprendre à dire ‘non’, deux objectifs qu’elle s’est fixée. A sa mère, sur son lit d’hôpital, elle lâche: « Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une ». Une force de la nature.