Voix de Femmes : guerre et cancer. Par Evelyne Accad

 

Expérience de la maladie, relation entre cancer et guerre:

Je n’avais pas été frappée par la maladie avant mon cancer du sein en 1994. Lorsque j’ai été atteinte par ce mal, je suis entrée dans un monde que j’ignorais, qui immédiatement a évoqué chez moi la violence et la guerre. Le rapprochement m’a beaucoup marquée, il revient constamment dans mon livre. A travers tout mon livre Voyages en Cancer, j’établis des parallèles entre le cancer et la guerre.

Le rapprochement entre le langage du cancer, et celui de la violence et de la guerre s’est immédiatement imposé à moi à l’occasion de ma mastectomie. J’avais très mal quand je me suis réveillée à la suite de l’opération qui m’avait enlevé le sein, et l’on m’a donné des « pain killers » « tueurs de douleur » (traduction littérale de l’anglais pour les drogues anti-douleur). Je me suis alors rendue compte de l’utilisation en médecine de mots qui reflètent la violence. L’expression pain killers est sans doute propre je crois à l’américain,

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en français on parle d’antidouleur, de suppression de la douleur.

Le rapprochement, vous me direz, était, et demeure d’abord subjectif. Ayant souffert dans ma chair et mon esprit la guerre du Liban et dans mon corps le cancer du sein, ayant assisté à l’agonie et la mort d’êtres chers dans les bombardements de Beyrouth et au chevet d’amis ayant succombé au cancer, j’ai ressenti profondément que les deux étaient liés. Subjectivité donc.

Mais cela dépend de ce que l’on en fait. Une analyse minutieuse nous donne un certain nombre de ressemblances.

Commençons par parler des faits. Je rappelerai d’abord que la chimiothérapie fut découverte durant la Deuxième Guerre mondiale, “grâce » si on peut le dire ainsi, aux effets des gaz de combat innervants. Du gaz moutarde contenant du nitrogène s’était répandu dans un sous-marin à la suite d’une explosion, et on s’est aperçu que les marins qui avaient été exposés n’avaient presque plus de globules blancs. Comme la leucémie se caratérise par un surplus de globules blancs, on a alors supposé que le nitrogène pouvait arrêter la prolifération de ces globules non désirés.

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C’est ainsi qu’est née la chimiothérapie.
J’aimerais que l’on trouve des méthodes plus

douces pour soigner le cancer. Tout mon corps, mes sentiments, mon esprit se révoltent contre cet aspect de la maladie, contre les autres certes aussi, mais particulièrement contre celui-ci. Je hais la violence, je suis pacifiste.

Autre rapprochement historique qui a eu une grande importance pour moi. Le Liban a eu sa dose de guerres et de destruction durant ces dernières décennies. Entre 1975 et 1992, il fut déchiré par une guerre civile allimentée par plusieurs pays du monde qui se sont fait leur beurre en vendant leurs armes aux différentes milices qui se battaient, quelques fois opposées, sans loyauté d’alliance. Il y eut même des milices qui, pour de l’argent et des armes entérerrent dans les sols des produits nucléaires toxiques, poubelle dont aucun pays au monde ne voulait. La population libanaise en paie maintenant le prix avec une augmentation de cancers de toutes sortes.

Le cancer des esprits et mentalités liés à des dépressions graves ravage une jeunesse ayant du vivre cette horrible guerre. Les blessures et leurs cicatrices sont encore visibles. Cela prendra du temps pour que le

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pays et son peuple guérissent.
Et plus récemment, en 2006, Israël attaqua le

Liban encore une fois en réponse à la capture de deux de ses soldats, détruisant toute l’infrastucture du pays, polluant le pays, cassant les ponts, rasant certains quartiers et villages du sud, arrosant toute la terre du sud Liban de milliers de bombes à fragmentation. Cela prendra des années pour que le Liban sorte de ce nouveau désastre !

Et le Liban n’est qu’un cas parmi d’autres. Faut-il évoquer ici le scandale de l’uranium appauvri (depleted uranium DU) qui a fait tant de dégats jusque dans les rangs des armées des pays dominants, en Irak, en Afghanistan, au Kosovo, et que militaires et gouvernants ont voulu nier.

Ce sont des faits. Dans le traitement du cancer, les métaphores militaires et les images guerrières abondent et sont courantes. Le corps est « attaqué » “empoisonné” par la chimiothérapie, “irradié”, “brûlé” (“nuked” en anglais) par la radiothérapie; les interventions chirurgicales que subissent les patients sont appelées des « opérations ».

Ces expressions appartiennent à la médecine moderne, “scientifique” qui a rompu avec la médecine

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artisanale, celle qui remonte à Ebn Sina. Le malade est désormais un champ d’opération technico-scientifique tout à fait comme la guerre moderne.

Les victimes du cancer entrent, ou sont poussées, dans un espace que j’ai appelé “zone de maladie” où ils perdent le contrôle de leur vie et de leur liberté de choix; et cet état ressemble aussi aux victimes des camps de concentration.

Les victimes appartiennent désormais à une organisation conçue comme une machine rationnelle, une machine industrielle de traitement de la maladie dont le discours n’a point pour objet le choix conscient du malade mais son orientation dans la direction programée.

Le malade n’est pas prévenu des conséquences du traitement qu’il va subir, il les découvre au fur et à mesure qu’elles adviennent : mutilation, castration, perte de l’usage de certains membres, souffrance, faiblesse, fragilité, dégradation du corps, danger d’autres cancers induits par le traitement, danger de mort.

Ces très graves conséquences sont accompagnées par d’autres dont on avertit souvent le malade mais en les minimisant, elles seraient des « effets secondaires »

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alors qu’elles sont centrales : calvitie, nausées, douleurs, relâchement musculaire, affaiblissement du muscle cardiaque, perte d’appétit, brûlures, fatigue, etc.

Dans la médecine moderne, “sientifique” le patient perd le contrôle de son corps et du traitement de la maladie qui lui est appliqué. Sa parole n’est pas considérée comme utile au diagnostique et au cours du traitement, au contraire de ce qui se passait dans la médecine dite “artisanale”. La parole du malade est déniée. Tout-à-fait comme dans la guerre moderne, “scientifique”, où le militaire ne sait plus ce qu’il fait en utilisant des engins « intelligents » avec des frappes ciblées « smart bombs ».

Avec la radiothérapie, le patient entre dans un monde médical encore plus sophistiqué qu’avec la chimio, cet « autre » monde avec ses machines de technologie supérieure qui le mesurent, prennent des films, rassemblent des images ressemblant à celles vues à la télévision durant la guerre du Golfe montrant où les bombes « intelligentes » tombaient. Cette précision technologique ne me rassurait d’ailleurs pas.

Cette technologie est-elle utile? Sans aller jusqu’à le suivre jusqu’au bout, je pense aux analyses de Ivan

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Illich qui remarque combien le coût de la technologie médicale a augmenté et atteint des proportions exorbitantes au-dessus des billions de dollars sans que la santé des gens ne s’en trouve particulièrement amméliorée. Et je me suis sentie prisonnière de tout le système malgré la gentillesse des techniciens et du personnel médical autour de moi.

Etendue je regardais les machines au-dessus de moi. Mon corps était préparé comme un champs de bataille prêt à recevoir des bombardements par rayons, corps démembré, géographie de mon corps blessé, rayons de vie et rayons de mort, quand auront-ils trouvé d’autres remèdes à cette terrible maladie? Civilisation cruelle qui m’empoisonne comme elle empoisonne la terre, la fait se plier à la mort et à la destruction. Terre fraturée, terre blessée.

Le déni de la parole du patient est-il légitime? En plus d’une occasion j’ai pu personellement oberver à propos de moi-même et d’autes, qu’il était loin de l’être. Que son débat avec le médecin “scientifique” avait un sens. Qu’ainsi pouvaient parfois s’éviter des traitements “lourds” qui eussent été inutiles ou mis en danger la vie du patient.

La présence des symboles de guerre dans le cancer

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m’a fait détester cette maladie encore plus. Mon être tout entier, corps et esprit, se révolte contre cet aspect violent du cancer, et contre tous les autres aspect, mais de celui-là en particulier. Je ne supporte pas la violence et je soupire après le temps où il y aura des traitement plus doux et et harmonieux à cette maladie.

Combattre le cancer aggressivement, tout comme la violence de la guerre, ne sont pas des solutions. Elles cherchent des solutions à des situations que l’incurie, l’incapacité à résoudre des problèmes concrets qui se posaient antérieurement, plutôt que de mettre l’importance à l’origine du mal. La guerre et « se battre» contre le cancer représentent l’échec à résoudre les problèmes dans la paix, de résoudre le désordre d’une situation hors contrôle. Les guerres de destruction massive et la lutte aggressice contre le cancer sont les pierres d’achopement d’un siècle, d’un monde, qui se trouve réduit à l’impossibilité de résoudre les problèmes autrement que par la violence nous conduisant à l’anéantissement total.

Voix de femmes, voix de lutte et d’espoir dans le chaos actuel du monde:

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J’aimerais apporter ici quelques cas de femmes rencontrées dans mes nombreux voyages de recherche dans les pays du Proche-Orient et d’Afrique du Nord. J’ai choisi les plus marquants, ceux qui nous permettent d’entrevoir le courage immense de femmes traversant des situations désespérées et comment elles envisagent l’avenir.

–Salha, 45 ans dans le camp de Sabra, Beyrouth Liban, 2002.

En 2002, puis en 2005 et en 2007 et plus récemment en 2011, je suis allée interviewée des femmes dans les camps de Sabra et Chatila de Beyrouth.

La condition de ces camps est indescriptible de misère et de pauvreté, on marche sur les ordures et les égouts ouverts, les maisons sont en « tanak » (taule) pleine de trous vestiges des batailles. Je rencontre une femme qui a eu le cancer du sein, elle a dix enfants, dont l’un est retardé! Elle nourrit l’un de ses enfants avec le seul sein qui lui reste, le sein gauche (bien que le médecin lui ait dit de ne plus faire d’enfants depuis sa maladie car cela pourrait lui être fatal!) Elle porte son enfant comme un trophée, triomphe du corps sur la

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mort, miracle d’un corps régénéré. Elle me parle de sa maladie et du traitement (mastectomie, chimio, radiothérapie). Elle me parle des massacres de 1982 dont elle est aussi une survivante. Ses descriptions sont effrayantes et me glacent d’effroi: tueries épouvantables, meurtres, égorgements, viols collectifs, etc. Et dire qu’on avait essayé de nous faire croire que les viols n’avaient pas existé durant la guerre libanaise grâce aux sentiments d’honneur liés à la protection de l’honneur des femmes, c’était une fausse illusion. Cette femme me décrit des jeunes hommes drogués et ivres allant de maison en maison pour égorger tout ce qui bouge, ramassant les femmes au centre du quartier, les faisant s’assoir sur des goulots de bouteilles avant de les violer collectivement. Ses descriptions me remplissent d’effroi. J’ai du mal à écouter les histoires de la vie de cette femme qui a subit deux des plaies de notre siècle: le cancer et la guerre. Mais elle est là, belle, a l’air de bien s’entendre avec son mari qui semble amoureux d’elle et attentionné.

Elle me dit qu’ils ne sont pas révoltés contre leur condition mais remercient Dieu tous les jours de leur donner un toit, même en taule, et d’être vivants. Elle a surtout mal pour ses enfants qui ont peur lorsqu’ils

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entendent des avions voler très bas, elle sait que leur maison ne peut pas les protéger. Ce qui leur est arrivé arrive à d’autres, les guerres ne servent à rien, elle ne veut plus écouter les nouvelles ou que ses enfants voient d’autres enfants blessés dans des guerres inutiles et mourant pour rien.

Je retourne en 2007 pour la voir, j’apprends qu’elle est morte de son cancer et que son mari en est malade de chagrin.

Mon engagement humanitaire actuel au Liban : J’aimerais vous parler des ONG que j’ai aidé à fonder au cours de ces dernières années, auxquelles je

me suis associée et le travail qui s’y fait.

–Beit el Hanane, abri pour femmes abusées ouvert au Liban par ma sœur et moi en 2010.

Beit el Hanane (Maison de la Tendresse) est une organisation charitable à but non lucratif, sans attache confessionnelle, non discriminatoire, qui a pour vocation de s’occuper des femmes victimes de la violence au Liban. Elle contribue à sensibiliser la communauté pour briser un cycle de violence et d’abus, et offre un environnement d’encouragement, de

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compassion, et de soutien pour toutes celles qui sont confrontées à ces abus, grâce à un réseau de professionnels et de volontaires.

Les femmes victimes d’abus trouvent non seulement une place et une solution pour leur problème immédiat mais également des opportunités qui touchent leur bien-être et leurs familles sous forme d’ateliers, de counseling, d’éducation et d’emplois. Nous avons eu déjà plusieurs ateliers de travail sur les traumatismes de toutes sortes et de la thérapie individuelle et de groupe avec des spécialistes venus de différents pays.

–Tahaddi clinique et école ouvertes dans les camps de Sabra et Chatila depuis une dizaine d’années que je visite régulièrement.

Clinique médicale commencée par une femme française médecin dans un camion déambulant dans les camps, maintenant clinique ouverte à l’entrée du camp de Sabra associée à une école.

–Nabaa al Hayet, Spring of Life (Source de Vie): Centre ouvert par l’une de mes nièces et son mari qui accueille les réfugiés iraquiens et syriens, surtout les enfants pour les scolariser et leur offrir un repas

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chaud par jour. Ces réfugiés venus des pays alentours en guerre ne sont pas pris en charge par le gouvernement, les enfants ne peuvent pas aller à l’école car elles sont trop chères et l’’école publique ne leur est pas ouverte car ils ne sont pas libanais. Ils sont donc lâchés dans la rue par leur parents et souvent forcés à la mendicité et à la prostitution.

Conclusion :
Ces exemples de travail concret humanitaire

montrent les possibilités de dépassement de soi vers les autres et de solutions aux guerres qui détruisent notre terre arrivée à bout de souffle, saignant de toutes ses blessures. Elles aident à panser les blessures et à trouver des solutions à la violence, la maladie et la destruction qui nous entourent. Nous, les femmes et les hommes de bonne volonté, continuerons de travailler à la libération des peuples et des femmes en particulier, nous le ferons par des moyens pacifiques et non par la violence, par le dialogue et la solidarité internationale. Des femmes risquent leur vie tous les jours dans des actes de protestation, des marches pour la paix, des prises de position courageuses pour les libertés et contre les injustices. Leur engagement pour des

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causes humanitaires d’entraide et de soutien aux opprimés et à tous ceux qui souffrent est un exemple extraordinaire que nous devons chercher à suivre. De même pour les traitements du cancer, il faut chercher des solutions plus douces et moins agressives, il faut chercher à prévenir en transformant les rapports que nous entretenons avec nos corps et avec la terre. Tout est lié. Nous y arriverons si nous nous unissons avec des êtres qui pensent et oeuvrent comme nous. Ma rencontre avec le professeur Dominique Gros que j’ai cité et analysé dans mon livre il y a déjà plus de dix ans, sans le connaître, m’a fait entrevoir que cela était possible, et que le corps médical avait aussi des êtres exceptionnels, à l’écoute des autres.

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