Ariane Nicolas publié le 09 novembre 2020
« Du plaisir de la femme, en philosophie, il n’est jamais question. »C’est à partir de ce constat simple et amer que Catherine Malabou s’autorise un double geste de dévoilement : comprendre pourquoi le clitoris a été ignoré par la philosophie jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, et pour quelles raisons il demeure encore aujourd’hui l’objet de fantasmes ou de mutilations insensées. Point aveugle de la réflexion sur les bienfaits de la chair, le clitoris est pourtant le seul organe qui procure « du plaisir pour rien ». Serait-ce précisément pour cela qu’il suscite tant de gêne – voire de haine ?
Clito, ergo sum. Catherine Malabou dresse une courte généalogie de cet « effacement » du clitoris, avant de s’intéresser aux débats qu’il suscite parmi les féministes. Le clitoris est-il le sexe des femmes par excellence ? Est-ce un phallus au féminin dont il faudrait célébrer la « puissance » ? Doit-on le théoriser avec, à côté ou contre le vagin ? Ces questions amènent notamment l’autrice à affirmer la distinction entre « femme » et « féminin », dans un souci de concilier transféminisme et féminisme beauvoirien, souvent accusé d’essentialiser le corps des femmes. Le plus important étant peut-être ailleurs, c’est-à-dire dans l’articulation entre découverte du plaisir clitoridien et affirmation de soi. Explications.
Petite histoire d’un effacement
« Toutes les femelles mammifères ont un clitoris », écrit Catherine Malabou. Le clitoris a beau être un universel, on ne le trouve nulle part dans les textes classiques sur le plaisir, le corps ou le sentiment de soi. Il faut attendre Freud pour que le clitoris soit explicitement mentionné et conceptualisé, mais il est alors malmené d’une autre manière : le père de la psychanalyse le relègue au stade de la sexualité infantile, ne légitimant chez la femme adulte que l’orgasme vaginal – comme si les deux n’allaient pas de pair. Par la suite, on n’en trouve pas mention chez Heidegger ni même chez Foucault, qui l’exclut étonnamment de son Histoire de la sexualité. C’est seulement dans Le Deuxième Sexe de Beauvoir, en 1949, que le clitoris pointe le bout de son capuchon. La philosophe s’oppose entre autres à la description que Sartre fait du sexe féminin dans L’Être et le Néant (« une béance ») pour affirmer la prépondérance de ce qui est peut-être justement le « deuxième sexe » féminin par excellence.
Le clitoris comme « écart »
Sans nier la légitimité des critiques féministes à l’égard de Beauvoir (parler de « deux organes sexuels » chez la femme ne revient-il pas à les opposer, comme le fait Freud ? Quid des hommes transgenres ?), Catherine Malabou s’en inspire pour faire du clitoris l’organe de la différence. L’écart physique entre le clitoris et le vagin, mis à distance par le voile des petites lèvres, se retrouve à d’autres niveaux : « Écart entre clitoris et vagin, mais aussi entre clitoris et phallus, entre le biologique ou le symbolique, entre la chair et le sens. » La philosophe se refuse à envisager un tel écart sous une forme dialectique, c’est-à-dire celle d’une opposition qui aurait pour objectif un dépassement, une réunification. Refuser la réduction de l’écart, pour Catherine Malabou, permet d’éviter de faire du couple vagin-clitoris l’équivalent féminin du phallus. La pensée échappe ainsi à la reconduction du mythe de la puissance virile, qui serait la seule façon d’envisager la manifestation de la libido.
Affirmer son indépendance
Qui dit écart, dit aussi singularité de l’emplacement et possibilité de bien identifier l’objet. « Le privilège théorique du clitoris par rapport à d’autres parties de la vulve et à la vulve elle-même, sa fétichisation métonymique (la partie pour le tout), s’expliquent par le fait qu’il symbolise l’indépendance du plaisir », glisse Catherine Malabou. Elle se réfère notamment aux écrits de Carla Lonzi, figure du féminisme italien des années 1970 à qui l’on doit, entre autres, La Femme vaginale et la Femme clitoridienne. Pour Lonzi, jouir sans pénétration vaginale, par la seule excitation du clitoris, permet d’accéder à une nouvelle connaissance de soi. Être clitoridienne signifie « penser à la première personne ». La femme s’autonomise grâce à la masturbation clitoridienne et accède à des pans de son être jusqu’alors ignorés d’elle. Elle peut alors comprendre « comment on forme sa tête et comment on la perd ». À l’époque, rappelle Catherine Malabou, cette affirmation de soi fait presque office de « coming-out », tant la pénétration vaginale par un sexe masculin semble indépassable. L’autrice du Plaisir effacécommente : « L’affirmation de la femme clitoridienne est le point de départ d’un nouveau type de devenir-sujet. » Clito, ergo sum.
« Le clitoris est anarchiste »
Le sujet qui naît ainsi de la découverte jouissive de son propre corps, ne saurait être docile. « Le clitoris est rapport au pouvoir mais pas rapport de pouvoir. Le clitoris est anarchiste », insiste Catherine Malabou. De cette liberté aussi, surgissent d’amples débats sur le rapport entre le clitoris et le genre féminin, que la philosophe aborde sans pudeur. Soucieuse de ne pas effacer les hommes transgenres de son ouvrage, la philosophe établit une distinction entre « la femme » et « le féminin ». Le clitoris « rend sensible l’excès du féminin sur la femme ». Même si l’on abandonne le corps de femme dans lequel on est né, comme le philosophe Paul B. Preciado, le féminin perdure tel un « fantôme », sous forme de souvenir, de trauma ou de deuil. « Même s’il n’est pas nécessaire qu’il soit celui d’une femme, le clitoris reste la place énigmatique du féminin. Ce qui veut dire qu’il n’a pas encore trouvé sa place », note Catherine Malabou. N’est-ce pas précisément parce qu’il ne se laisse jamais entièrement découvrir que le clitoris se révèle aussi précieux ?
Le Plaisir effacé. Clitoris et pensée (144 p., 16 € et 11,99 € en version numérique), de Catherine Malabou, est paru aux Éditions Bibliothèque Rivages. Il est disponible en version « papier » et numérique.